AMOURS VIRTUELLES (SAWYER)

Fin de journée, clef dans la serrure, soleil qui se couche. Les rideaux fermés, l'odeur de rance, de renfermé.
Je sais qu'elle m'attend, là, derrière son écran. On s'attend tous les deux, avec l'excitation des amours naissantes, parce qu'on en a des choses à se dire. J'ai ma vie à lui inventer, pleines de dorures et de petites fêlures pour y croire.
Et déjà mon visage s'étire dans une mimique qui ressemble à celle d'un sourire. Les mains se ruent sur le clavier, machines de chair. Rapides, efficaces. Elles savent ce qu'elles ont à faire - programmées pour frapper successivement les touches lumineuses.

M0J0 dit : J'avais hâte de te retrouver.

Attendre.

Tu l’as attendu. Ce moment où tu te laisserais tomber sur ton lit, l’ordi là, devant ton nez. Les cours, rien à foutre. Ce soir, c’est votre soir. Alors, rapidement, l’écran s’allume, les doigts voguent avec aisance. Ils connaissent par cœur les chemins. Et, tu les vois enfin. Tu y as pensé toute la journée, lasse des cours d’économies, d’informatiques.

M0J0 dit : J'avais hâte de te retrouver.

Sourire sur tes lèvres. Putain oué. Toi aussi. Mais, y a ce petit pincement. Parce que t’es pas vraiment toi, là. Frisson, tristesse d’une seconde et, elle disparaît comme elle est venue.
Tu disparais.
Tu deviens, elle.

D2ry dit : Moi aussi… J’ai pensé à toi toute la journée. Tu vas bien ?

Finalement, il n'y a pas besoin d'attendre. En une fraction de seconde, le son qui suit sa réponse résonne au creux de mon oreille.

M0J0 dit :
M0J0 dit : Ça va. C'est vrai que le temps passe lentement quand on ne se parle pas. M'enfin, ça occupe de travailler.
M0J0 dit : Et toi, tu vas bien ? Et ta journée ?

Ne pas trop en dire, rester évasif.

Et tu souris. Ça oui. Parce qu’il te répond. Et tu sais ce que tu vas faire ce soir. Jusqu’aux aurores peut-être. Jusqu’à t’endormir avec lui. Peut-être.

D2ry dit : Ça va. Et puis, tu sais, comme d’hab. Mais, et si on parlait d'autre chose. C'était nul aujourd'hui. Trop de choses négatives. Je ne veux pas y penser.
D2ry dit : Je re.

Te lever et fermer la porte à clé. Avant de retomber sur ton lit. Là, sur le ventre, tu fixes l’écran.

D2ry dit : re.

Mes sourcils se froncent à la lecture de ses messages. Elle a ce problème, D2ry, qui est aussi le mien : elle est toujours trop évasive. Parce qu'elle me dit qu'il y a des choses négatives, et même si je l'amadoue avec des douceurs, je suis même pas sûr qu'elle voudra me répondre.

M0J0 dit : Tu es sûre que tu ne veux pas m'en parler ? Je suis là pour ça, moi, tu sais.

Je suis là, c'est vrai.
Je ne suis que pixels agités et clignotants sur son écran. Mais c'est vrai, je suis là et je veux savoir.

Soupirer. Hésiter. Tu te mords la lèvre et fixes l'écran. Quoi dire. Que dire. Parfois, ça te ronge si fort. Ces mensonges, tes mensonges. Vos mensonges ? Mais, t'as envie. De lui dire. Ce qui se passe là, dans ta tête. Envie de vider ce sac parfois trop lourd. Tellement.

D2ry dit : Oh bah tu sais, le travail, tout ça. Je n'aime pas et...parfois c'est dur de faire semblant, de sourire et de penser que tout va bien.

Oui, tellement dur, les cours. Tellement dur, papa. Mais, il est là. Pour t'écouter, t'enlacer. Il est là.

Bingo. Parler pour ne rien dire. Je crois que pour ça on est les pros. Remplir les conversations avec des mots vides de sens. Mais c'est parce que ça fait du bien de se sentir moins seul, ça propage une chaleur immense dans le ventre.

M0J0 dit : Je vais te persuader que tout va bien et que tout ira bien. Tu sais comment c'est la vie, après tout, hein ? On ne choisit pas tout.
M0J0 dit : Parfois on choisit.

C'est tellement plus facile, derrière l'écran. Elle me verrait, elle serait déçue. Johnny Gin n'a rien du sportif, n'a rien du passionné de cuisine. Johnny Gin n'a pas les épaules, encore moins les jambes d'avancer. Johnny Gin rampe comme un parasite qui croupit dans l'ombre.

M0J0 dit : Tu voudrais bien qu'on se rencontre ?

Tu souris. Si doucement. Si doucement alors que tu lis encore et encore les paroles. Si chaudes dans ton cœur. Parfois, tu te demandes comment c'est possible. Comment il fait pour te mettre le chaud au cœur alors que, de la part de n'importe qui d'autre. Ça aurait été des paroles futiles et inutiles. Sourire si doux sur tes lèvres.

Et. Le sursaut. Le cœur qui s'affole, comme l'esprit. Il vient de...Non. Non. Tremblement incertains, tu voudrais hurler. Hurler. Parce que tu es elle. Parce qu'il croit que tu es elle. Et ça. Ça. Suffoquant.

D2ry dit : Se rencontrer ?

Oh oui tu voudrais. Tellement.
Oh oui tu voudrais. Seulement.

D2ry dit : Oui bien-sûr ! Mais, pourquoi maintenant ?

Et la peur ronge. Et la peur brûle. Le mensonge hurle.

Elle répète. Se rencontrer ? Oui, se rencontrer, mettre fin aux mensonges, au mystère, à la peur qui nous ronge. Franchir le pas, peut-être même se toucher, se serrer dans les bras timidement.

M0J0 dit : J'aimerais bien découvrir ton visage.

Je réponds seulement cela. Parce que c'est ce que je pense. Dans mes pensées et dans mes rêves, je l'idéalise. Mais qu'est-ce que ça doit être, en vrai ? Elle doit être si belle.

Voir ton visage. Tu ne sais pas, Sawyer, si tu as envie de pleurer. De rire ou de crier. Tu ne sais pas alors que tu fixes l'écran et cette phrase. Le cœur qui bat si fort, trop fort. Tu ne sais plus quoi dire. Tu ne sais plus quoi faire. Devrais-tu lui dire. Là, maintenant. Pour ne pas qu'il soit déçu.

Parce que tu l'imagines, à t'attendre là, dans le coin d'une rue. A t'attendre toi, si belle jeune femme. Et trouver toi. Le vrai. Le garçon. Pas plus vieux. Non. Pas une fille. Non. Juste un gamin. Un gamin.

Les mains tremblent, les doigts. Et t'as presque l'impression de suffoquer. Le rêve va se terminer ?

D2ry dit : Moi aussi. Et, j'aimerais que tu me serres fort. Mais...

La larme coule. Est-ce la fin ?

D2ry dit : J'ai peur.

Murmure qui s'égare dans la nuit de ta chambre.

Elle dit qu'elle a peur. Mais moi aussi j'ai peur et je le sais car je commence à transpirer un peu et mon cœur s'emballe bêtement comme celui d'un adolescent.
Mais se mentir, c'est insoutenable.
Même si la réalité est déchirante, laide, décevante. Je veux quand même la voir, et la palper du bout des doigts là, comme ça, pour m'assurer que c'est réel, juste réel.

M0J0 dit : J'ai peur aussi.
M0J0 dit : Mais j'aimerais juste te voir, te sentir peut-être. Donner un corps et de la chair à tes mots.

Le voir. Oh oui que tu veux le voir. Tu l'as déjà imaginé tant de fois. Là, dans tes songes, dans tes moments de rêveries. Lui et son visage inconnu. Mais, ne l'as-tu pas idéalisé ? Va-t-il être aussi parfait. Parfait que ton imagination. Non. C'est impossible et tu le sais. Sais.

Et toi...Toi comment pourrais-tu être comme il t'imagine. Fille virtuelle. Garçon réel.

D2ry dit : Oui. Moi aussi, j'aimerais pouvoir te voir, enfin.
D2ry dit : Tu veux qu'on fasse ça quand ?

Et la peur ronge. La peur s'insinue, faisant battre ton cœur si fort.

Elle demande quand. Vite, une date, un lieu. Réponds-vite, Johnny, ou elle va croire que t'es pas sérieux, que tu penses pas tout ça, que tu veux pas vraiment la voir. Je cligne deux fois les yeux, je prends le temps de respirer. Normalement, j'ai jamais vraiment pris internet avec autant de sérieux. Jamais.
Jamais avant D2ry.

M0J0 dit : Je sais pas, un bar, un soir, la semaine prochaine ?

Autour d'un verre. Pour crouler dans l'ivresse si jamais je suis déçu.
Pareil pour elle.

Attendre, la peur au ventre. Les doigts qui tremblent. Tu fixes le curseur qui clignote sur l'écran. Tu fixes et attends une réponse, ça réponse. A-t-il dit ça pour rigoler ? Se marrer. Va-t-il vraiment, vraiment te dire quand et où ? Quand.... Oui, le curseur s'arrête et la réponse apparaît. Le cœur fait boum boum.

D2ry dit : Oui, c'est bien ça. Je ne sais pas si tu as une préférence ? Je m'en fiche un peu pour le bar. Mais, mercredi ?

Tu es fou. Fou. Parce que, comment ça peut bien finir ? Finir ?

Le palpitant commence à s'énerver sévère à l'intérieur et je me demande si on peut en mourir. D'un excès de battements de cœur. C'est ridicule.

M0J0 dit : Mercredi, oui, d'accord.
M0J0 dit : C'est très bien, mercredi.

Les mains tremblent, les lèvres aussi. Tu as envie de crier non non. Parce que t'as si peur. Peur. Mais, comment faire ? Comment le dire ? Oui. Ne rien dire. Juste hocher la tête. Et, mercredi. Peut-être pleurer, crier ? Peut-être...

D2ry dit : D'accord. Ok. Tu...on se retrouve à quelle heure ? Je pense que...je mettrais mon pull rouge.

Pourquoi ? Pourquoi alors que tu sais. Sais. Que tout ça va mal finir. N'est-ce pas ?

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» souffle chaud (flashback/Sawyer)